jeudi 21 février 2019

Autisme : Singer la normalité pour avoir la paix...




J’ai découvert avec beaucoup d’admiration votre parcours atypique très riche humainement, personnellement et professionnellement.
Vous évoquez avec pudeur la chance inouïe que vous avez eu de ne pas aller en institut spécialisé malgré votre mutisme et vos nombreux traits autistiques alors très visibles à l’époque. Vos parents ont préféré le parcours en milieu ordinaire, ce qui vous a permis d’avoir une vie répondant aux critères de la « normalité » sociétale.

J’ai à cœur de mettre à la portée de tous, les recherches, expériences de vie de personne touchés de près ou de loin par le handicap. L’autisme est un vaste sujet où il peut être difficile de se repérer. Raison pour laquelle j’aimerais vous demander si vous pouviez, d’une manière générale et simplifié, nous expliquer ce qu’est l’autisme ?

Il n’existe pas, à proprement parler, de définition de l’autisme, mais uniquement des critères d’identification d’une population spécifique, lesquels varient au gré de l’évolution des diverses classifications officielles. C’est là la complexité du sujet. 

Concernant les critères, on note souvent une apparition tardive du langage verbal, une faculté de concentration supérieure au commun des mortels dans un ou des centres d’intérêts spécifiques, souvent une très bonne mémoire visuelle ou auditive, parfois une sur perception au niveau des sens. Également une gestuelle particulière comme “le flapping” ou des balancements du corps.

Ces spécificités peuvent générer des troubles dans un environnement qui ne leur est pas adapté. Mais attention, ces troubles ne sont pas à confondre avec l’autisme en lui-même. Ils ne font pas partie de l’autisme mais sont la résultante d’interactions avec un environnement inadapté, voir hostile.

La notion d’autisme apparaît pour la première fois en 1911 avec le psychiatre Suisse Eugène Bleuler. Elle sera ensuite reprise et étudiée au cours du XXème siècle notamment par les psychiatres Léo Kanner et Hans Asperger. Ce dernier laissera d’ailleurs son nom à une catégorie dans l’autisme bien connue du grand public : “l’autisme asperger.” Cette catégorie regroupe les autistes dont le développement du langage verbal ne se fait pas de façon tardive par rapport au développement d’enfants typiques. La catégorie asperger est d’ailleurs en train de disparaître des classifications internationales. 

On parle aujourd’hui de Spectre de l’autisme. Les estimations quantitatives les plus récentes de cette population vont d’une naissance sur 100 à une sur 38. Cela revient donc à au moins 700 000 personnes en France, 100 millions dans le monde, autrement dit, une des plus vastes minorités de la planète.

Pour résumer, il s’agit d’une variante d’ordre génétique de la biodiversité humaine, se caractérisant par une structuration cérébrale particulière, qui contribue à une trajectoire de développement singulière, laquelle peut engendrer des situations de handicap plus au moins lourdes.

Vos livres sont très intéressants et les témoignages comme le vôtre sont indispensables pour continuer cette bataille vers une société inclusive. Quel est votre sentiment, des années plus tard, face à l’accès à la scolarisation des enfants autistes ? Selon-vous, y a-t-il des évolutions significatives par rapport à votre expérience personnelle ?

Autrefois, ce sujet était absent, voir tabou. Le mot était même rarement prononcé. L’autisme était le monopole de la psychiatrie et des hôpitaux de jour. Puis les associations de parents, au cours des dernières décennies, ont contribué à sortir le sujet de ces murs.

Ensuite, chercheurs, sociologues et philosophes se sont également emparé de cette notion. Enfin, on a pu assister à l’émergence de la “self advocacy”, c’est à dire des témoignages de personnes elles-mêmes autistes qui ont publié des livres et pris la parole pour décrire leur perception du monde, leur fonctionnement, leurs difficultés et défendre leurs intérêts et leurs droits.

On commence d’ailleurs, à l’instar des Anglo saxons bien avant nous, à assister aujourd’hui en France à l’émergence d’organisations composées et contrôlées par des personnes dans le Spectre de l’autisme qui entendent peser dans le débat public. La question des femmes autistes est également en pleine émergence.

Bref, c’est un sujet que le politique ne peut plus ignorer, bien au contraire. C’est d’ailleurs la priorité du quinquennat du Président de la République, priorité qu’il avait, alors encore candidat, annoncée lors de sa carte blanche au débat d’entre deux tours face à la cheffe de ce qui s’appelait encore le Front National.


Nombreux sont les témoignages de parents qui nous font part du combat qu’ils doivent mener avant qu’un diagnostic soit posé. Ne pensez-vous pas que cela devrait/pourrait être simplifié ? Quel conseil pourriez-vous donner aux parents qui se trouvent dans cette période difficile qu’est celle de l’attente d’un diagnostic ?

Tout serait plus simple si nous n’étions pas le pays d’Europe ou le taux de scolarisation des autistes figure parmi les plus bas, à savoir moins de 20% contre 80 à 100% en Suède, en Italie ou en Espagne.

Je conseillerais donc aux parents dans l’attente d’un diagnostic pour leur enfant de se mettre en quête d’un environnement scolaire bienveillant, peut-être une école à effectifs de classes plus réduits et d’explorer des pédagogies alternatives. Mais surtout de s’employer à détecter et développer les points forts ou aptitudes particulières de leurs enfants, évitant ainsi de commettre l’erreur courante de se focaliser sur ce qui sera pointé comme ses points faibles par rapport à la notion arbitraire de norme.

Mais attention ! Si un diagnostic peut permettre de prétendre à certaines aides, il peut aussi se retourner contre vous. Dans certains environnements, il vaut mieux être catalogué comme un enfant étrange et décalé plutôt que d’être l’“autiste”. Dans notre pays, s’il est communément admis que la place d’un enfant, même jugé « difficile », est à l’école, il s’avère dans l’esprit de trop nombreuses personnes encore que celle d’un enfant autiste soit dans un établissement spécialisé.

Je travaille depuis quelques années maintenant auprès d’enfants porteurs de handicap. Il en ressort très souvent que les familles sont mal accompagnées et se retrouvent isolées que ce soit socialement, administrativement et médicalement, quel est votre avis ?

En France, l’autisme est très mal appréhendé car trop souvent encore assimilé à tort à un fléau, un mal, voir une maladie à vaincre. L’identité autistique vous mènera donc souvent au rejet de vos contemporains et à l’incompréhension des professionnels peu, pas ou mal formés, censés vous aider.

L’école, telle qu’elle est aujourd’hui, ne permet pas d’offrir une pédagogie adaptée aux profils atypiques. Faute de moyens et de formation, elle met en œuvre au contraire une sélection rude, arbitraire et discriminatoire dès la petite enfance sur des critères purement normatifs et arbitraires. 

De nombreuses spécificités cognitives, telles l’autisme ou encore la dyslexie et bien d’autres se voient ainsi exclues d’un enseignement qui va pointer et condamner leurs faiblesses plutôt que de détecter leurs points forts et développer leurs compétences. 

Il y a urgence à s’inspirer de certains de nos voisins européens ou les politiques scolaires, les méthodes et supports pédagogiques sont inclusifs, en tous cas bien plus inclusifs que chez nous et ce depuis plusieurs décennies.

Lorsque vous rentrez dans le monde spécifique du handicap, vous vous retrouvez pris dans une tourmente administrative kafkaïenne ou vous êtes sommés de justifier, prouver et prouver encore les difficultés auxquelles vous devez faire face afin d’obtenir les compensations nécessaires pour la garantie de vos droits fondamentaux.

Les 113 propositions du rapport de Adrien Taquet Plus simple la vie, je l’espère, devraient contribuer à améliorer la situation des personnes concernées quant à la complexité administrative.
Souvenons-nous qu’en 2018, 70 députés, après une immersion dans les MDPH (Maison Départementales des Personnes Handicapées) de leur circonscription avaient pointé un système “à bout de souffle” qu’il y avait urgence à revisiter en profondeur pour le recentrer sur l’accompagnement des personnes.

En tant que professionnelle exerçant auprès d’enfants autistes, j’avoue être très peu formée et évoluer uniquement grâce à mes recherches et lectures personnelles. Avez-vous bénéficié de professionnels spécialisés dans l’autisme durant votre scolarité ? Quelles ont été les méthodes utilisées pour vous accompagner à l’école ? L’accompagnement était-il adapté ?

Ma scolarité s’est déroulée dans les années 80’. Les pédopsychiatres souhaitaient me mettre en observation à l’hôpital de jour et m’avaient tracé un parcours de structures en structures spécialisées avec comme ligne d’arrivée l’asile psychiatrique.

Les professeurs des diverses classes que j’ai fréquentés étaient nombreux à estimer que ma place était en structure et les élèves me faisaient payer tous les jours ma différence. J’ai eu une scolarité chaotique où je n’ai appris qu’une seule chose à laquelle j’ai dû consacrer une énergie énorme : singer la normalité pour avoir la paix. Pourquoi ? Parce que la seule option pour un membre du Spectre de l’autisme d’être toléré est de n’avoir aucun symptôme, trace ou marqueur visible de l’autisme.

Je me pose donc aujourd’hui la question suivante : l’école du conformisme est-elle celle que nous voulons ? Force est de constater aujourd’hui qu’elle est loin de construire une société apaisée et épanouie.

Certaines familles subissent de la violence verbale et physique faite aux autistes. Ils n’ont que très peu de moyens pour faire entendre leur souffrance et leur parole, ne pensez-vous pas là encore, que nul ne devrait se retrouver dans de telles situations ?

Être autiste dans une société non inclusive induit une situation de handicap et son lot de discrimination, au même titre que d’être noir dans un monde raciste, juif dans une société antisémite ou femme dans un environnement misogyne.

Il est désespérant pour ne pas dire effrayant de voir à quel point tout ce qui se rapporte à l’autisme est haï dans l’inconscient collectif. Un symptôme criant de cet état de fait est la façon dont le mot est employé dans la parole publique. Comme j’ai pu amèrement le constater mais hélas, sans grande surprise, lors du grand débat national, “autiste” demeure l’insulte suprême pour dénigrer un adversaire politique.

https://informations.handicap.fr/a-grand-debat-macron-interpelle-autisme-11547.php

Or ne nous méprenons pas : l’autisme en politique, ça fait du bien et il y en a trop peu. L’autisme en politique, c’est par exemple la voix de Greta Thunberg qui nous met sans détours ni langue de bois face à la lâcheté collective concernant l’urgence de la question écologique.

https://www.youtube.com/watch?v=Bypt4H8K5dI

https://reporterre.net/La-jeune-militante-du-climat-Greta-Thunberg-repond-a-ses-detracteurs

Jusqu’en 1995, l’homosexualité était encore officiellement classifiée et considérée comme une maladie. Quand on cessera enfin définitivement de considérer l’autisme comme tel, on aura déjà fait un premier pas vers l’acceptation de cette minorité cognitive.

Vous êtes un « militant » très actif dans le domaine de l’inclusion et de l’autisme. Les termes que l’on retrouve souvent « neurodiversité », « neurosciences » peuvent paraître très difficile à comprendre, pouvez-vous nous en dire davantage ? Comment les différencier ?

La neurodiversité désigne la variabilité neurologique de l’espèce humaine et les mouvements sociaux visant à faire reconnaître ces différences. Les nombreux acteurs de ce mouvement, en grande partie concernés par l’autisme mais aussi la dyslexie et bien d’autres particularités, militent pour ne plus être systématiquement jugés sur un angle déficitaire par rapport à une norme arbitraire, mais valorisés pour leurs qualités. Cela est au centre de la question sociale, citoyenne et politique de la notion de “société inclusive.” Quant aux neurosciences, il s’agit des études scientifiques du système nerveux.



On parle très peu des institutions tels que les Instituts Médicaux Psychologiques (IME) qui souffrent pourtant des mêmes problématiques que celles de l’Education Nationale : personnel peu ou pas formé, prise en charge inadaptée, difficulté de réorientation … Selon-vous, pourquoi sommes-nous les oubliés de cette bataille pour l’inclusion ?

La France est un des pays d’Europe qui consacre le plus gros budget annuel à l’échelle pour le handicap et également un des moins inclusifs. Cela s’explique par le fait que depuis l’après-guerre, la France a privilégié l’institutionnalisation des populations jugées “inadaptées” plutôt que de privilégier l’accessibilité universelle et l’accompagnement pour l’évolution en milieu ordinaire.

https://blogs.mediapart.fr/jean-philippe-lamarche/blog/180817/personnes-handicapees-et-vie-autonome-reve-ou-realite-inaccessible-en-france?utm_source=facebook&utm_medium=social&utm_campaign=Sharing&xtor=CS3-66

Rien que pour l’autisme, d’après un rapport de la Cour des Comptes, ce sont 7 milliards d’euros par an qui sont captés par des structures inadaptées. Nous avons là un véritable sujet de dépense publique à aborder.

https://www.santemagazine.fr/sante/maladies/maladies-genetiques/prise-en-charge-de-lautisme-un-rapport-accablant-304897

La rapporteuse Spéciale de l’ONU Catalina Davandas-Aiguilar, lors de son dernier passage en France, a d’ailleurs demandé au gouvernement d’engager un plan pour la fermeture progressive de tous les établissements spécialisés afin de s’engager dans la voie de la désinstitionnalisation, étape indispensable pour s’orienter vers une société inclusive.

https://www.vivrefm.com/posts/2017/10/rapporteur-de-l-onu-sur-le-handicap-il-n-existe-pas-de-bons-etablissements/

Cela implique un transfert des moyens employés par ces instituts spécialisés vers l’Education Nationale et l’accompagnement individuel, la formation des enseignants et des personnels de l’accompagnement ainsi que la pérennisation de ces postes. On a tendance par exemple à estimer qu’un autiste qui ne parle pas n’a pas sa place à l’école car jugé autiste trop “sévère” ou “lourd”.

Je crois au contraire que refuser d’attribuer le statut d’être pensant à une personne sous prétexte qu’elle ne parle pas est une lourde et sévère bêtise. Je citerais ici le cas Nicolas Joncour, autiste jugé “lourd” ou “sévère” en raison du fait qu’il ne s’exprime pas par le verbe, ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir son baccalauréat scientifique. 

Or c’est typiquement le profil qui, de par sa présentation et ses particularités, aurait d’office pu être promis à un parcours en institution.

https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/4443/reader/reader.html#!preferred/1/package/4443/pub/6094/page/11



Pourriez-vous nous dire comment vous imaginez l’avenir des personnes porteuses de handicap ? Pensez-vous qu’une évolution rapide et efficace puisse être mise en place au sein de notre société pour que tous soient acceptés et respectés malgré leur différence ?

Il s’agit d’un combat culturel à mener. A l’instar des pays Anglo saxons et scandinaves, nous devons passer de notre modèle médical du handicap à un modèle social du handicap.

Le modèle médical part du principe qu’il est nécessaire de corriger, soigner ou mettre à part les personnes en situation de handicap pour leur bien, tandis que le modèle social part du principe que l’environnement doit être capable de changer, de s’adapter pour permettre aux personnes en situation de handicap de prendre pleine part à la vie de la cité pour le bien de tous.

Le changement il y a, celui-ci ne peut se faire qu’avec une vision européenne afin de s’inspirer des modèles vertueux qui nous entourent. Lors de ma récente intervention au Comité Economique et Social Européen, j’ai d’ailleurs appelé de mes vœux le Parlement européen à lancer une mission pour analyser et évaluer via les institutions compétentes à Bruxelles, les politiques budgétaires des 27 membres de l’UE.

Son objectif : établir un diagnostic clair et précis des verrous budgétaires ou d’éventuelles entraves institutionnelles à l’objectif affiché de “société inclusive”. Évaluer les bons et les mauvais élèves. Comment les bons pourraient-ils inspirer les autres pour s’améliorer ? Actionner des leviers fortement incitatifs, voir coercitifs, pour harmoniser dans l’échéance la plus immédiate, la garantie des droits de chaque personne en situation de handicap en Europe, au regard de la Convention Internationale des Droits des Personnes Handicapées de l’ONU.

https://www.eesc.europa.eu/fr/news-media/news/la-numerisation-est-une-opportunite-pour-liberer-le-potentiel-des-minorites-cognitives


Pour finir, pouvez-vous parler de vos projets à court et moyens termes ?

Je parraine “l’opération chaussettes bleues” de l’ASBL “Autisme en Action qui se tiendra dans le parc royal à Bruxelles le 31 mars prochain. Je parraine aussi un projet pilote d’École Numérique Solidaire porté par l’institut Marie Thérèse Solacroup.
 Nous sommes labellisés par la Grande École du Numérique et soutenus par la Fondation de France ainsi que l’Afnic. Cette formation démarrera en Septembre 2019. L’équipe pédagogique est actuellement en cours de constitution, un cahier des charges va être élaboré et nous allons bientôt lancer un appel à candidatures pour lancer la première promotion.
Beaucoup d’exemples, hélas encore trop méconnus dans le spectre de l’autisme, montrent à quel point l’intelligence revêt de multiples formes. Et si les viviers d’intelligences les plus surprenants se trouvaient parmi les autistes qui ne parlent pas ? Au moins ne perdent-ils pas d’énergie à se conformer à un monde “normal”, lequel est en plein effondrement...
De nombreuses entreprises et organisations gouvernementales ont déjà manifesté un vif intérêt. Nous serions une grande école en parvenant à détecter ces talents et à leur constituer une passerelle vers le monde de l’emploi et de la recherche.
Enfin, je vous donne rendez-vous cet été au théâtre du Balcon au festival d’Avignon 2019 ou la récente adaptation de mon livre L’empereur C’est moi sera reprise. Il s’agit du spectacle “J’entrerai dans ton Silence”, magnifique mise en scène de Serge Barbuscia, qui avait déjà triomphé lors de sa création pour le festival d’Avignon en 2018.



Propos recueillis par Manuela SEGUINOT








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